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Affiché le mardi 4 novembre 2003 |
Haiti, la loi des milices |
Exécutions, trafics d'armes ou de drogue ... Haiti vit à nouveau dans la terreur des bandes armées, et proches du nouveau pouvoir de Jean-Bertrand Aristide. |
Samedi 6 juillet 2002, tôt dans la matinée. Le Père Jean Hanssens se presse pour aller dire la messe lorsquil découvre un cadavre brûlé, rue Silvio-Castor, dans un quartier populeux de Port-au-Prince. "Jai appelé la police. Vingt-quatre heures plus tard, le cadavre était toujours là, les gens du quartier avaient peur de parler", raconte le religieux belge, installé depuis plus de trente ans en Haïti. Depuis ce jour, il tient une macabre comptabilité. Avec laide des sept commissions de lassociation Justice et Paix de Port-au-Prince, il épluche la presse et recueille les témoignages afin détablir autant que possible un recensement des corps retrouvés dans les rues de la capitale. Son dernier rapport fait état de 59 cadavres en mars et avril. "Cest la même moyenne que dans nos rapports précédents, environ un cadavre par jour. Il y a quelques accidents, très peu nombreux, des règlements de comptes. Dans au moins 25 % des cas, les autorités paraissent impliquées, relève le Père Hanssens. Et encore, nos statistiques ne tiennent pas compte des enlèvements et des disparitions."
La majorité des victimes, tuées par balles, nont pu être identifiées. Dans certains cas, des témoins courageux ont discrètement raconté quils avaient vu des policiers ou des membres des "groupes tolérance zéro"(proches du pouvoir) exécuter des prisonniers. "Lorsque le cadavre porte des menottes en plastique, il sagit en général dune exécution extrajudiciaire", indique le Père Hanssens.
Près du tiers des cadavres ont été retrouvés à Cité Soleil, linterminable bidonville qui sétend en bord de mer, à la sortie nord de la ville. Les "chimères", bandes armées liées au pouvoir et souvent impliquées dans le trafic de drogue, contrôlent les quartiers de Cité Soleil, où plus de 300 000 personnes croupissent au milieu des ordures, sans eau potable ni égouts. En avril, 13 personnes y ont été tuées lors daffrontements entre gangs rivaux. "Sous la dictature des Duvalier père et fils -la période 1956-1986- et pendant le coup dEtat militaire -1991-1994-, les raisons de la violence étaient plus claires. Maintenant, on ne sait plus ce quil faut craindre, les coups viennent de partout. Je ne vois pas de volonté politique de lutter contre limpunité ou dinstaurer une véritable démocratie. Je vois un pouvoir qui cherche à préserver ses privilèges à tout prix", analyse le religieux, membre de lordre des scheut.
Cet ordre avait pourtant joué un rôle important au côté de Jean-Bertrand Aristide, dans les années 1980, lorsque le jeune curé de Saint-Jean-Bosco, dans le bidonville de La Saline, commença son ascension. A lépoque, il était lapôtre de la théologie de la libération, promettait un avenir plus juste à la grande masse des déshérités. Fort de son aura de leader tiers-mondiste, il bénéficiait dun soutien important à létranger, en particulier en France. Pendant des années, son mouvement, la Famille Lavalas (avalanche en créole), allait incarner lespoir.
Aujourdhui marié et père de famille - il a renoncé à la prêtrise en 1994 -, M. Aristide nest plus le "prophète des bidonvilles" et ses soutiens dhier ont pris leurs distances (Le Monde du 31 janvier 2002). Il vit à labri de hauts murs dans sa résidence de Tabarre, dans la banlieue de Port-au-Prince. Protégé par des gardes du corps américains, il ne se déplace quen hélicoptère. Sest-il pour autant converti en dictateur, comme laffirment ses opposants ? "Il a poignardé lespoir démocratique de ce peuple !", sexclame Evans Paul, lancien maire de la capitale, qui sest publiquement excusé davoir naguère soutenu Aristide.
Evans Paul fut pourtant lun des parrains de la candidature victorieuse de ce dernier à la présidence, en 1990. Au péril de sa vie, il sest ensuite battu pour le retour au pouvoir du président déchu durant les trois ans dintermède du coup dEtat militaire qui fit plusieurs milliers de victimes. Dix ans plus tard, Evans Paul est lun des adversaires les plus déterminés du chef de lEtat, réélu en 2000 lors dune consultation boycottée par lopposition, la communauté internationale et la grande majorité des électeurs.
Jean-Claude Bajeux, ancien ministre de la culture, a lui aussi bataillé pour le retour dAristide après le putsch de 1991. A la tête du Centre cuménique des droits de lhomme, il dénonce désormais les dérives du pouvoir. "Cest le modèle mafieux, accuse-t-il, tout le pouvoir est concentré entre les mains du "parrain", qui utilise tour à tour la séduction, la menace, largent et les exécutions sommaires. Il joue sur le climat dinsécurité et dimpunité pour maintenir une dose dincertitude. Mais la violence est toujours là."
Une histoire illustre bien la situation : celle dAmiot Métayer. Militant du retour à lordre constitutionnel durant le coup dEtat, Amiot Métayer, surnommé "Cubain" en raison de sa peau cuivrée, est pourchassé par les militaires et contraint de sexiler aux Etats-Unis. A son retour aux Gonaïves, ville poussiéreuse située à 100 kilomètres au nord de Port-au-Prince, il crée une "organisation populaire" (OP) avec les jeunes laissés-pour-compte du bidonville de Raboteau. Trafic de drogue, extorsion à la douane de cette ville portuaire dont il prend le contrôle... Son OP lavalassienne se transforme en un gang ; elle devient lArmée cannibale.
Exhibant pistolets et armes automatiques, les membres de cette "armée" font la pluie et le beau temps aux Gonaïves. Amiot Métayer désigne même les autorités municipales. A la demande du Palais national, ses troupes font aussi la chasse aux opposants. La communauté internationale réclame son arrestation et son jugement, comme la rappelé le diplomate américain James Foley, ancien porte-parole du département dEtat, récemment nommé ambassadeur des Etats-Unis à Port-au-Prince, lors dun petit déjeuner avec Aristide en septembre. Deux jours plus tard, le 22 septembre, "Cubain" était assassiné.
Aristide justifiait labandon de Gonaïves à lArmée cannibale par le souci "déviter un bain de sang", que le rétablissement de lautorité de lEtat risquait de provoquer. Jusquà la découverte du cadavre de "Cubain" à la sortie de Saint-Marc, une petite ville au sud des Gonaïves. Chacun de ses yeux avait été transpercé par une balle tirée à bout portant. Une exécution interprétée comme un message destiné aux autres chefs de gang, exécuteurs, complices ou témoins des basses besognes lavalassiennes qui seraient tentés de parler.
Selon Winter Etienne, porte-parole de lArmée cannibale, Amiot Métayer aurait été éliminé sur ordre du pouvoir, car il sapprêtait à faire des révélations sur lassassinat, le 3 avril 2000, de Jean Dominique, le journaliste le plus connu du pays, fondateur de Radio Haïti Inter. Son engagement aux côtés de Lavalas navait pas entamé son indépendance, et il nhésitait pas à dénoncer les méthodes du régime dans ses chroniques. Les magistrats qui ont tenté denquêter à partir des rumeurs insistantes mettant en cause des proches du président ont été contraints de fuir Haïti. Les responsables du crime nont jamais été inquiétés.
Les langues des policiers et des juges au courant des affaires délicates ne se délient quaprès leur mise à labri à létranger, que ce soit aux Etats-Unis, au Canada ou en France. Cest le cas, par exemple, de Jean-Michard Mercier, maire adjoint de Port-au-Prince entre 1995 et 2000. Réfugié en France, il affirme avoir vu Harold Sevère, un ancien du Palais national, aujourdhui membre du cabinet du directeur de la police, à proximité de Radio Haïti Inter, le jour du crime.
Ces accusations suscitent la colère des partisans du président. "Ces gens sont prêts à toutes les bassesses pour avoir la possibilité de vivre en France ou aux Etats-Unis", réplique Jonas Petit, le porte-parole de la Famille Lavalas à propos des témoignages des transfuges du régime. "Les médias ne parlent que des quelques cas non résolus, comme lassassinat de Jean Dominique, mais regardez les Etats-Unis, personne ne prend au sérieux la thèse officielle sur lassassinat de Kennedy", ajoute-t-il en indiquant dun signe de tête à son garde du corps quil peut séloigner.
"Les élites diabolisent les organisations populaires, les pauvres, quelles traitent avec mépris de "chimères" -surnom donné à certaines bandes de jeunes proches de Lavalas- et de "gros orteils" -surnom donné aux paysans- pour les maintenir dans lexclusion. Bien sûr quil y a des voyous, mais noubliez pas quà son retour, en 1994, Jean-Bertrand Aristide avait demandé à lONU de désarmer la population. Non seulement ça na pas été fait, mais dimportants stocks darmes des troupes internationales se sont retrouvés entre les mains de la population",ajoute le jeune responsable de Lavalas, plutôt vif et avenant.
"En imposant le gel de laide à Haïti, poursuit-il, la communauté internationale espérait que le peuple se révolterait contre Aristide. Nous navons que 3 000 policiers pour 8 millions dhabitants. Ce nest pas la force répressive de Lavalas qui a maintenu Aristide au pouvoir, mais tout simplement le soutien de la population. On conteste la légitimité de notre président. Mais quelle est la légitimité de Bush ? LOEA -Organisation des Etats dAmérique- sest tue lors de la crise électorale aux Etats-Unis."
Lune des premières décisions du président Aristide à son retour dexil fut de dissoudre larmée haïtienne. Avec laide dinstructeurs américains, français et canadiens, une nouvelle police fut formée à la hâte. Très vite, son contrôle est devenu un enjeu majeur. Aristide a placé aux postes de commandement des hommes et des femmes de confiance, comme Hermione Léonard. Avec le ministre de lintérieur, Jocelerme Privert, et lancien chef de la sécurité présidentielle, Oriel Jean, Hermione Léonard est lune des principales courroies de transmission en direction des OP. Selon le témoignage de plusieurs repentis, les missions seraient rétribuées en liquide et donneraient parfois lieu à des distributions darmes, généralement des pistolets- mitrailleurs Galil.
Le responsable de la Coalition nationale pour les droits des Haïtiens, Pierre Espérance, dénonce cette situation. Son engagement a failli lui coûter la vie. Le 8 mars 1999, il a survécu par miracle à une tentative dassassinat : une balle lui a fracassé la rotule gauche et deux autres se sont logées dans son épaule gauche. Les tireurs nont jamais été retrouvés. Quelques années plus tôt, à lépoque du coup dEtat, Pierre Espérance risquait pourtant sa vie pour cacher les partisans dAristide et sinsurger contre les assassinats, les bastonnades, les tortures. Aujourdhui, alors que la violence ne cesse dempirer, il publie, malgré les menaces dont il fait lobjet, un accablant rapport sur le "retour des attachés", avec les noms et photos de plusieurs de ces auxiliaires de police chargés des sales besognes.
Des "attachés" - civils armés jouissant dune totale impunité - ont fait leur apparition après le coup dEtat de 1991. Exécutions sommaires, tortures, viols, disparitions... Ils ont pourchassé les partisans du président exilé durant les trois ans du coup dEtat. "Depuis le lancement de lopération "zéro tolérance", le 28 juin 2001, les attachés ont refait leur apparition", affirme Pierre Espérance. Cette fois, au côté du pouvoir lavalassien.
Tee-shirts noirs portant linscription "BS" (brigades spéciales) en lettres jaunes, ils utilisent les mêmes méthodes que les "tontons macoutes" pour terroriser les opposants, mais aussi pour racketter les commerçants ou les émigrés revenant au pays avec un pécule. Selon M. Espérance, ils sévissent au Palais national, dans les ministères et les mairies, mais aussi dans les commissariats. Celui de Delmas 33 (un quartier de la capitale) serait ainsi devenu lun de leurs bastions. "Les détenus y sont torturés et les exécutions ont lieu sur la route Batimat, entre laéroport et Cité Soleil ou sur la petite place Cazeau", précise Pierre Espérance, qui a recueilli plus de dix témoignages concernant ce commissariat. "Je ne comprends pas lattitude des Américains et de lOEA, conclut-il. Pourquoi ne font-ils rien face à un pouvoir qui encourage la violence et limpunité et sappuie sur des gangs armés ? Pourtant, ils ont les informations."
Jean-Michel Caroit
Reimprimé de Le Monde en date du 4 novembre 2003.
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